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De son nom à lui.

Posted on 25 février 2020 by Jean-Michel

L’époque collait à leur front une étiquette sans appel : “Enfant du péché”.

Elle était pourtant l’enfant d’un amour véritable, même s’il avait été interdit par une ascendance qui s’arrogeait le droit de décider de ce qui était bien ou mal.

Comme la plupart des pensionnaires de la maison de retraite, ma mère passait ses journées assise dans son fauteuil devant la télévision.

– Qu’est-ce que tu veux que je te raconte ? Quand je regarde “ Perdu de vue ”, Je suis dedans. Tu le vois aussi bien que moi : perdue de vue. Je n’ai rien à te raconter, c’est pareil que ce que tu vois… J’installai mon ordinateur sur la table roulante où elle prenait ses repas, elle a vaguement protesté, puis elle a commencé :
– Quand ma mère s’est mariée, j’avais sept ans. J’étais contente, on n’allait plus m’appeler Maria Delpierre. Delpierre c’était le nom de ma mère. Elle s’appelait Céline. Céline Delpierre. Quand je suis née on m’a appelée Maria Delpierre. En 1922, donc, on l’a mariée avec un cousin éloigné qui était quatre ans plus jeune qu’elle. On a lui dit « vous allez vous marier avec Alfred » elle a dit amen.
– C’est qui « on »
– « On », c’est la vieille tante sans doute. Le père de ma mère devait être mort avant, je suppose. Mon grand-père je n’ai jamais su son prénom. Je sais seulement qu’il s’appelait Delpierre. Et que ma mère avait été élevée par sa tante puisqu’elle avait trois ans quand sa mère est morte. Tu vois, c’est décousu ce que je raconte.
Dans le temps passé, on travaillait tout de suite. A 12 ans, on l’a mise travailler en usine. Envoyer travailler. « Mise travailler » c’est pas français. Bon. Et puis quand elle a eu 19, 20 ans. Elle a fait la connaissance d’un jeune homme.

J’aimerais mieux que t’écrives pas…

Il était deux ans plus jeune qu’elle. Alors, quand la vieille tante a su qu’elle fréquentait un jeune homme elle a dit : « S’il vous arrive quelque chose, je vous préviens, vous irez dehors ». Effectivement elle était enceinte et elle l’a mise dehors. Alors elle est partie chez la mère de son fiancé si on peut dire. La mère du jeune homme. Elle y restait la journée mais la nuit elle allait dormir chez une sœur à la mère du jeune homme. Mais quand le moment d’accoucher est arrivé, elle pouvait pas la garder, ça se faisait pas.
– Qui ?
– La mère du jeune homme. Ça se faisait pas qu’elle reste chez eux pour accoucher. Elle a été enceinte avant la déclaration de guerre.

– Et après ?
– Après, ma mère elle…

Soudain sa voix se fait implorante :
– N’écris pas ça va, écoute-le.

Je dis non. Bien décidé de ne rien perdre de ce que je vais entendre. Elle se bute.
– Je ne dis rien alors…

Nous nous taisons tous les deux, je garde les mains sur le clavier, sûr qu’elle va reprendre.

Ce qu’elle fait bientôt.

– Bon. Elle est dehors. On l’a mise dehors, et moi avec.

Un drôle de rire la prend puis elle poursuit :

– Une de ses sœurs en Belgique lui avait dit « tu viendras chez moi ». Mais elle n’a pas pu passer à cause des Allemands. C’était déjà l’occupation… Ne sachant pas où aller, elle est revenue. Mais elle n’osait plus rentrer chez la vieille tante où elle avait été élevée. Comme elle faisait la navette devant la maison, une voisine l’a vue. Elle est allée le dire à la tante. Alors la tante l’a fait rentrer. « Vous pouvez rentrer, à condition que vous ne le voyiez plus. » Le jeune homme en question. Bon. Elle a donc accouché. Je suis née en 1915. Et puis et puis… Quand je suis née il avait 18 ans. Tu te rends compte : maman avait 20 ans et lui 18. Alors il est venu me voir avec sa mère et la vieille tante elle est sortie pour ne pas le voir. C’est pas malin quand même hein… Faire ça aux gens. Ils sont rentrés par une porte, elle est sortie par l’autre. Bon. Les Allemands étaient là. Alors il s’est caché dans le clocher du village pour ne pas être pris. À la déclaration de guerre, il n’avait pas l’âge d’être mobilisé, mais la guerre venant il était d’âge à être ramassé par les Allemands. Alors il est tombé malade d’avoir été dans ce clocher. Et sa mère a dit (à ma mère) : « vous n’allez pas marier un homme malade. Faut d’abord qu’il se soigne. »

– Comment ça s’est passé alors ?
Il avait fallu que j’attende qu’elle ait 86 ans pour entendre ces choses pour la première fois.

– Alors il y a eu toutes ces années de guerre. Ma mère allait à travers champs avec moi pour qu’il puisse me voir. Après euh… Après…

Elle fouille dans sa mémoire.

– Ben il ne pouvait pas me voir souvent. Et puis… Je ne sais pas ce qui s’est passé. Elle avait fait une photo, une photo d’elle avec moi, et cette photo était sur la cheminée chez lui. Et un beau jour, maman a vu que la photo avait disparu. Il avait fait reproduire ma photo. Moi toute seule. Comment on peut dire ça ?
– Qui ?
– Ben mon père puisqu’il faut l’appeler comme ça.
– Après ?
– Après, comme maman n’y allait pas souvent et qu’il ne pouvait pas venir, il a rencontré quelqu’un d’autre. Puis il a dû se marier je suppose. Alors euh… Alors qu’est-ce que je dois dire là dessus ?
Je me souviens que j’allais à l’école et je trouvais drôle, je ne me souvenais pas de mon père et je trouvais drôle que mes petits camarades disaient mon papa m’a fait ci, mon papa m’a apporté ça. Et dans ma petite tête je me disais pourquoi moi je n’ai pas de papa ? Et je n’en ai jamais parlé à maman.
Bon après ? Après qu’est-ce qu’il y a eu ? Ah oui… Je me souviens que maman m’avait apporté une poupée. C’était ma première poupée, avec une tête de porcelaine. Évidemment je l’ai laissée tomber et elle s’est cassée. Je l’ai cachée dans un vase de peur de me faire attraper. La grand-tante a dit : « Évidemment elle ne fera jamais rien de bien de toute façon, c’est l’enfant du péché. »

– Donc le péché c’était le père ?

– C’est le fait d’avoir … Comment je vais dire ça puisqu’il va me l’écrire ? Débrouille-toi… le fait d’avoir avant d’être marié. « Elle ne fera jamais rien de bon, c’est l’enfant du péché »…

Elle s’arrête un peu, comme si elle avait besoin de souffler.

– Une chose aussi m’exaspérait… C’est quand je voyais le livret de famille où à côté de mon nom, c’était marqué “légitimée”. Je me disais “tout le monde va le savoir”. Je prenais ça comme un déshonneur et c’est la première chose que j’ai dit à ton père quand on s’est connus.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne voulais pas qu’il l’apprenne par d’autres.

Tout le monde le savait.
– Tu dis ça…
– Non tout le monde le sait. Y en a encore qui m’appelle Maria Delpierre.

Je cherche à en savoir plus sur René, mon grand-père.
– Il m’aurait bien reconnue, mais la vieille tante n’avait pas voulu et c’était la guerre. Ah oui ! On disait : “il avait mis enceinte une orpheline.”

Les silences me permettent de la rattraper. Les touches crépitent discrètement.
Elle réfléchit.

– Après le mariage de ma mère, au début, je ne me souviens pas de grand chose. Et puis, un peu à la fois j’ai entendu des discussions entre eux, des disputes. Et lui qui disait : « Ouais ! J’en ai marre de nourrir les gosses des autres ». Alors je ne mangeais plus. Je disais que j’avais pas faim. Et puis, les années passant, j’entendais les gens qui parlaient de bâtard comme si c’était marqué sur mon front. Et je me battais. Comment je vais dire ça ? Jusque sept ans je m’étais appelée Maria Delpierre après c’était Maria Dumoulin.

Elle accélère d’un coup, expliquant l’histoire de son prénom.
J’essaie de ralentir son élan :
– J’ai pas eu le temps de marquer l’histoire du prénom.

Elle reprend, sans s’impatienter, acceptant donc comme une nécessité de garder trace de ce qu’elle raconte.
– Maman aurait voulu m’appeler Renée, de son nom à lui. Mais la vieille tante a exigé qu’on m’appelle Maria, du nom de ma grand-mère… Une autre fois, je me souviens avoir été chez la mère de mon beau-père avec ma petite sœur Marcelle. Quelqu’un était venu la visiter. La femme a demandé : « Ce sont les enfants d’Alfred ? »

J’ai encore du mal à suivre.
– Alfred, c’était le nom de ton beau-père ?
– Ouais, tu parles ! Alors la grand mère a répondu : « Celle-là c’est la fille d’Alfred, mais l’autre… sa femme l’avait eue avant de se marier. » Je ne sais même pas si elle a pas dit « c’est un bâtard ». Moi j’encaissais, j’encaissais… Un tas de souvenirs comme ça qui m’ont fait souffrir énormément et dont je n’ai jamais parlé à personne. Je regrette de ne pas l’avoir connu.
Me voilà perdu encore une fois.

– Tu parles de qui, là ?
– De mon père. Je sais qu’il me guettait tous les soirs à la sortie de l’école, je savais que c’était lui et par orgueil je n’ai jamais détourné la tête. Je l’ai regretté ensuite. Je n’avais pas de photo.
– De quoi ?
– De lui… Et j’étais mariée j’avais déjà mes trois enfants, j’ai eu envie d’aller au cimetière pour voir sa photo sur la croix. Mais ça s’effaçait, ça s’efface une photo comme ça. Ça s’efface une photo comme ça. Alors je n’ai pas de souvenir de… Je ne peux pas me le représenter, quoi. Il est mort, je venais de me marier. J’avais vingt ans. Et lui 38.


© Jean-Michel Defromont – Correns – Novembre 2009
Photos : archives familiales


Par volonté de discrétion, les noms de famille ont été changés.

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Auteur et “accompagnauteur”, écrivain et “transcrivain”… comme vous voulez. Une façon de dire que je ne fais pas qu’écrire seul, mais que j’accompagne aussi des personnes ayant “traversé” des temps de vie dans des difficultés extrêmes, désireuses de transmettre leur “traversée de la nuit” comme dit Geneviève de Gaulle.

Citations d’auteurs

« La beauté n’est pas un simple ornement, la beauté c’est un signe par lequel la création nous signifie que la vie a du sens. Avec la présence de la beauté, tout d’un coup on a compris que l’univers vivant n’est pas une énorme entité neutre et indifférenciée, qu’il est mû par une intentionnalité. Vous dîtes que c’est difficile de trouver la beauté, or la présence de la beauté est partout : une simple fleur, c’est un miracle. Pourquoi une fleur qui s’épanouit en pétales atteint ce degré de perfection, de forme, de couleur et de parfum ? ça, on ne s’étonne jamais assez. »
François Cheng à la Grande librairie le 29 janvier 2020

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